jeudi 4 février 2010

La confession

Décembre 1980, j’ai dix ans et bientôt c’est noël ! Je suis contente. Avec papa et maman je vais avoir une poupée, avec mémé Louise un billet. Mémé Marie va encore à tous les coups m’offrir un bonnet qui gratte. Je ne l’aime pas, c'est une femme petite, toute sèche et maigre qui ne sourit jamais. Elle porte tout le temps une blouse à carreaux affreuse, ses cheveux gris sont ramassés dans un chignon bas. Quand je l'embrasse, je sens l'odeur de la naphtaline qu'elle dégage. D'ailleurs, tout sent le vieux et l’antimite chez elle. Et puis, qu'est ce qu'on s'ennuie !
Sa maison est petite : la cuisine où elle mange, où elle reçoit sa famille, une chambre, et un salon minuscule qui ne peut contenir qu'une vieille horloge, quelques chaises en bois et en paille, et une commode d'un autre temps. La visite se passe toujours de la même façon. Immuable, invariable. Papa et maman s’assoient, et moi avec ma sœur on est là, debout, toutes godiches car on ne sait pas qui faire. Je regarde toujours la table en formica qui occupe pratiquement toute la cuisine même si c’est une table pour quatre personnes.

La table est recouverte toujours de la même nappe plastifiée à grosses fleurs où est posé le journal. La télé est collée dans le seul coin qui reste à côté d’un petit buffet, et le poêle est immense. Mémé se chauffe avec et elle cuit ses repas dessus. Au mur, un calendrier est accroché, rien d’autre, pas de tableau, c’est moche. Maman nous dit d'aller jouer au salon et eux ils restent discuter. Ils parlent d'un ton toujours triste et moi je n'aime pas ca. Papa boit un verre de vin rouge et maman un café. Avec ma sœur, on attend, il n'y a que ça à faire. Mémé ne nous parle pas. Elle ne nous demande pas comment on va, elle ne s'intéresse pas à nous. Et puis, on dirait qu’on n’est même pas ses petits-enfants: pas de gestes tendres, pas de signes d'amour ou d'affection. C'est quoi d'abord cette mémé toujours froide avec son air sévère? Ce n'est pas une vraie mémé ! Une vraie mémé ça vous garde de temps en temps, ça vous prépare des gâteaux et ca se doit d'être un peu ronde pour qu’on puisse de blottir contre elle, et pas desséchée comme un vieux morceau de bois. Heureusement, on n’y va pas souvent car mémé habite loin, il faut faire au moins une heure de voiture pour y aller, et c’est long ! Comme c’est trop petit chez elle, on ne voit jamais personne, ni nos cousins, ni nos cousines. Je me demande qu’est-ce qu’elle peut faire de ses journées ? Ah si, elle monte la grande côte à pied jusqu’au bourg pour acheter son pain, et pour le reste elle va à la supérette ou au marché. Elle doit être pauvre ma mémé, elle ne doit pas avoir beaucoup de sous. Pourtant avant, elle avait une ferme avec son mari, mon pépé qui est mort il y a longtemps avant même que je naisse.

Le pire c’est que quelquefois ont est obligé de rester le soir manger là-bas. Mémé prépare du pot au feu et je déteste le pot au feu ! Dans de grandes assiettes à soupe, elle nous sert en premier le bouillon. Maman sait bien que je n’aime les poireaux, mais elle ne dit rien, peut-être parce qu’elle ne veut pas faire de peine à sa maman. Pour me donner du courage, je compte les pétales, les fleurs sur la nappe. Soigneusement, je fais le tri et je pousse avec ma cuillère sur le rebord de l’assiette les petits morceaux de légumes. Je ne fais aucun bruit, tout juste si je respire, pour que personne ne remarque ce que je fais. Mais, il y a toujours des filaments de poireaux, trop fins pour que je puisse les enlever. Et quand l’intrus est là, dans ma bouche, je me retiens pour ne pas vomir. J’ai l’impression d’avoir des vers de terre qui s’agitent sur ma langue, qui nagent dans ce liquide sans goût. Pour pouvoir avaler, je bois un peu d’eau mais le calvaire continue. On doit finir son assiette mais je n’y arrive pas. Maman me fait toujours la même remarque « Qu’est ce qu’elle est difficile ! ».

La suite du dîner est pire ! De la viande avec du gras, et des légumes. Mon assiette me semble immense, je chipote avec ma fourchette les carottes. J’essaie de disséquer ma viande, ce qui me prend beaucoup du temps. Et, comme je ne mange pas, maman me dit de me forcer. Je ne peux pas, la tête baissée, j’entends ses reproches. Ma sœur, elle aussi qui n’a mangé sa viande, est excusée car elle a 5 ans. Je ne comprends pas pourquoi, d’ailleurs, maman ne lui dit jamais rien… pour tout c’est sa chouchoute, la petite, la dernière. Papa mange et se sert toujours du vin dès que son verre est vide. Et là, maman aussi lui dit «Jacques, il y a la route ! » mais papa sourit et continue de boire son verre jusqu’à la dernière goutte. Une fois qu’il a terminé, ça y est on peut partir. Mes sœurs et moi on s’endort toujours pendant le trajet du retour. Maman nous réveille quand papa rentre la voiture dans le garage. Une fois à la maison, je n’ai qu’une seule hâte, rejoindre vite mon lit, même si j’ai mon estomac qui me tiraille un peu.

Je repense à ma mémé et je me dis que ce n’est pas bien parce que je ne l’aime pas. Il faudrait que je le dise au curé la prochaine fois qu’il viendra nous confesser à l’école, mais j’ai trop peur qu’il me gronde. Comme tous les soirs, je fais ma prière comme on nous l’a appris à la catéchèse, mais ce soir, je demande au bon dieu de me pardonner. Je sais que c’est mal, et je me demande si lui là-haut il me comprend. J’ai vraiment honte car c’est la maman de ma maman mais je n’y peux rien, je l’aime bien mais pas comme je le devrais. Alors, je récite en plus une prière et je m’adresse au bon dieu tout bas :
« Excuse-moi, je sais qu’il faut aimer son prochain mais ma mémé elle ne m’aime pas. Je te promets de faire des efforts… Je te le dis car je ne peux pas en parler à personne. Si je me confesse au curé, il ira le répéter aux sœurs à l’école et après maman le saura. J’espère que tu ne m’en veux pas trop. »

Mémé est morte deux jours avant Noël. Je n’ai pas pleuré. Un matin, lorsque je buvais mon bol de chocolat avant l’école, le téléphone a sonné. Un appel à huit heures du matin, ça ne pouvait être que grave. Maman a décroché et je l’ai entendu se mettre à pleurer. Elle n’a rien dit et elle est montée dans sa chambre. Mémé était à l’hôpital depuis quelques jours à cause de son cœur. C’est ce qu’on nous avait dit. Je suis allée à l’école. Aucune larme aux yeux. Indifférente. D’ailleurs, pourquoi j’aurais été triste ? Mémé, elle disait de moi que j’étais le malheur de la famille. Parce que mon père c’est pas mon vrai père et que j’étais une erreur de jeunesse de maman. J’ai pas demandé à venir au monde alors je vois pas pourquoi on me le reprocherait.

4 commentaires:

Lili Galipette a dit…

Wow...
Ca prend aux tripes!
Bravo!

Anonyme a dit…

Les enfants ont toujours raison. Beaucoup d'adultes ont le défaut de ne pas considérer les enfants comme de êtres humains à part entière.

C'est comme ça.

Joli texte qui ne laisse pas indifférent. Bravo!

Accent Grave

Theoma a dit…

Un beau texte. L'assiette immense, que de mauvais souvenirs !

Clara et les mots a dit…

Merci à tous les trois !

Je me remets un peu dans l'écriture...