"L’idée du jour, c’est donc d’écrire trois textes – entre dix et vingt lignes environ – dont je vais vous donner le début et la fin. Vous devrez les faire entrer en résonance car la fin de l’un sera le début de l’autre, mais sans que cela apparaisse vraiment comme la suite d’une seule et même histoire…
- Début de 1 : Il y avait dans son regard un mélange de tendresse et de douleur, une lumière propre à ceux qui vivent la vie avec infiniment plus d’acuité que les autres. - Fin de 1/Début de 2 : J’ai posé deux assiettes sur la table.
- Fin de 2/ Début de 3 : Il a hésité un moment et il a dit, J’aimerais juste retrouver cette photo.
- Fin de 3/ – Si tu dis que tu ne sais pas, c’est que tu acceptes. "
Et voici mon texte :
Il y avait dans son regard un mélange de tendresse et de douleur, une lumière propre à ceux qui vivent la vie avec infiniment plus d’acuité que les autres. Il ne se plaignait jamais. Quand il tournait la tête vers la fenêtre, son regard cherchait la mer. Même s’il ne la voyait pas, elle continuait à le posséder. A 14 ans, il avait embarqué en tant que simple matelot sur un thonier qui sillonnait les mers d’Afrique. Son père était mort, il n’avait pas eu le choix. Dans son portefeuille, il gardait une photo racornie représentant son père en marin. Il la gardait précieusement et quand il la regardait, son visage s’imprégnait de tristesse et de fierté. Aujourd’hui, il m’a demandé de lui sortir son portefeuille. J’ai pensé qu’il voulait rêver, imaginer ce qu’aurait été la vie si son père n’avait pas péri en mer. De ses mains tavelées par le sel, il m’a tendu une photo que je ne connaissais pas. Je l’ai prise sans dire un mot. On le voit assis à côté d’une partie de l’équipage. Il aborde un sourire de circonstance qui n’en est pas un. Un simulacre affiché sur des traits à peine sortis de l’enfance. Son regard est devenu troublé par le voile opaque des larmes qu’il retenait. A croire qu’il savait que c’était perdu d’avance. Que la maladie rongeait de plus en plus son cerneau. Ogre affamé se nourrissant de ses souvenirs, piochant au hasard des fragments. Il a dit : « il est temps de manger». J’ai posé deux assiettes sur la table.
Vite, il fallait se dépêcher. Je devais encore m’occuper du linge et régler des factures. Mais où était-il passé ? La télé était allumée mais le canapé était vide. « Gabriel ! A table ». Personne n’a répondu. Non, pas ça. J’étais tellement fatiguée. « Gabriel ! » j’ai haussé la voix. J’ai eu envie de tout laisser en plan. « Gabriel !!». Ne pas craquer, tenir bon. Le torchon m’a glissé des mains. Je n’ai pas eu le courage de me baisser pour le reprendre. Je voulais juste souffler. Juste une fois. Je me suis laissée tomber sur une chaise comme on s’échoue. Fermer les yeux juste quelques secondes. Somnoler pour récupérer un tout petit peu. Une odeur de brûlé m’a réveillée. Oh, non, je m’étais endormie pour de bon. Et Gabriel, Où était –il ? « Gabriel ! » J’ai crié à pleins poumons. J’ai couru au jardin puis dans sa chambre. Personne. Toutes les idées les plus folles m’ont traversé l’esprit : et s’il s’était perdu ou blessé ? Gabriel est arrivé par la porte du garage. Il a eu un moment d’hésitation. Il m’a regardé comme une étrangère. Allait t-il reconnaître sa belle-fille? Son visage ridé s’est éclairci, ses mains tremblaient un peu plus que d’habitude. Deux mains vides comme des ailes de papillon serrées contre ses jambes. Il était dans son monde déconnecté de la réalité.
Il a hésité un moment et il a dit, J’aimerais juste retrouver cette photo.
-La photo de votre père est avec vous, venez maintenant.
-Non, je veux la photo.
J’ai soupiré. De quelle photo parlait-il ?
-Quelle photo, Gabriel voulez-vous ?
-Celle où je suis avec mes parents.
Cette photo n’existait que dans son esprit.
-On la cherchera demain, je vous le promets.
Il s‘est raidi brusquement.
-Laissez -moi tranquille ! Mais qui êtes-vous ?
Surtout garder son calme comme me l’avait expliqué l’équipe médicale.
-Je ne vous veux que du bien. Je vais vous accompagner jusqu’ à votre chambre si vous le voulez.
-Je veux juste ma photo !
Il s’est mis à crier de plus en plus en fort. C’était la première fois où je me retrouvais seule avec lui. Sans personne pour m’aider.
-Tu l’as volé ? hein, c’est ça ? Tu es une voleuse ! tout le monde le dit au village ! Même ta sœur me l’a dit l’autre jour après l’école. Tu es une sale menteuse ! Avoue ou alors j’irai te dénoncer !
Désemparée, je me suis mise à pleurer. Je savais que la maladie pouvait le faire replonger en enfance mais je me n’attendais pas à une telle violence dans sa voix.
-Dis-moi où elle est ! Tout de suite ! Sinon, sinon… sinon je vais te punir ! On ne me ment pas…non, on ne ment pas. Si tu dis que tu ne sais pas, c’est que tu acceptes.
2 commentaires:
juste "bravo". Quand j'ai vu les trois phrases, je me suis demandé comment tu allais t'en sortir... avec brio, comme d'hab !
@ Gambadou : ah ma fan de toujours! merci !!!!
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