Pourquoi je suis revenue ? Je n’aurais peut-être pas dû. Personne ne se souvient de nous. On n’a fait que passer, deux ombres, deux étrangers qui se sont échoués là quelques heures. Juste pour figer ces instants à jamais dans nos mémoires.
Je me rappelle de la première fois où nous étions venus dans cette région où la terre semble se perdre pour se noyer dans la mer. Loin du reste, de cette agitation qui encombre les stations balnéaires. Un bout de terre flanqué d’une grève et d’une jetée, le reste c’est la mer et les boulots qu’elle donne aux gens du coin. On avait atterri un peu par hasard avec nos sacs à dos et nos économies d’étudiants. Quelques jours pour changer d’air en basse saison, sans touristes et sans les plages bondées. L‘hôtel avait sa clientèle d’habitués : des gens qui travaillent sur les chantiers de réparation des bateaux. Le matin, on prenait notre café au comptoir. La radio crachait ses bulletins d’informations dans un silence quasi religieux où seul le percolateur chuchotait. Un hôtel un peu dépassé vestige d’un temps heureux avec ses banquettes en skaï orange et son mobilier en formica. Sur la terrasse, le vent chahutait les parasols à l’effigie de marques de bières. De toute façon, on préférait cette ambiance à celle d’un hôtel guindé. Tous les deux, nous étions issus de classes moyennes. L’argent clinquant n’avait jamais été dans nos habitudes. Tu étais l’amour de ma vie et pour toi j’aurais tout plaqué s’il l’avait fallu. On avait la vie devant nous, des rêves et des espoirs que nous construisions à longueur de nuit. Une fois notre café avalé, nous prenions la voiture, le temps de parcourir quelques kilomètres et nous nous arrêtions là où bon nous semblait. Comme deux adolescents, on se déshabillait rapidement de peur d’être surpris et nous faisions l’amour. Ta bouche qui parcourait mon corps, l’odeur du sel sur tes lèvres … je m’en souviens comme si c’était hier.
Un jour, on était allé jusqu’au port de commerce pour voir ce monde à part. C’était désert, il n’y avait que les gars qui déchargeaient des containers sur les quais. On avait marché le long des entrepôts sans se parler comme pour ne pas briser ces silences qui en disent longs. On était arrivé à la jetée et devant l’immensité de la mer, tu m’avais dit que ça devait être ça la liberté. Puis, la marée avait repris ses droits découvrant le sable mouillé et des rochers épars luisants sous le soleil frêle. Tu embrassais l’horizon dentelé d’un regard avide de voyages. Une averse avait lavé le ciel et les nuages s’étaient effilochés. Des enfants accompagnés de leur maitresse étaient arrivés en file indienne : râteau et seau de plage à la main. Ils se tenaient la main deux par deux, certains sautaient à pieds joints dans les flaques, d’autres plus timides se cramponnaient autour de la maîtresse. L’un deux pleurnichait car sa botte, trop grande, était restée enfoncée dans le sable humide. Une petite fille affichait un air sérieux et s’appliquait à attraper des crevettes avec son épuisette. Des moments instantanés de bonheur simple. Nous fermions les yeux pour mette tous nos sens en émoi : humer le goût des embruns, s’en imprégner et se saouler du vent.
Trois années se sont écoulées depuis cette première fois. Trois années dont une et demi à te battre contre un cancer. Chaque minute, chaque seconde passée à lutter contre ce mal qui te rongeait. C’était devenu notre guerre à tous les deux. Les derniers mois, tu me disais que c’était foutu pour toi. Je ne voulais pas te croire, ni les médecins ni leurs diagnostics. Tu allais t’en sortir, tu n’avais que vingt-huit ans. C’est pas un âge pour mourir.
Et puis, il y a cette nuit là. Tu étais devenu l’ombre de toi-même, tes grands yeux se perdaient sur ton visage blême. Tu as murmuré que tu voulais voir une dernière fois la mer. Les larmes sont montées dans ma gorge. Un râle s’échappait de tes lèvres sèches. Tu me regardais, tes yeux délavés par toute la souffrance et la douleur que tu avais endurées. Je t’ai dit que non, que tu n’allais pas m’abandonner. Un spasme a secoué ton corps. Alors, j’ai accepté. Je t’ai soulevé, tu étais si léger, j’arrivais à te porter toute seule. Je t’ai allongé dans la voiture avec des couvertures. J’ai conduit comme un automate retenant mes pleurs au fond de ma gorge. J’avais tellement peur qu’ils s’échappent que je me mordais les sèvres jusqu’au sang.
Quand on est arrivé à la jetée, je t’ai réveillé et je n’ai pas pu m’empêcher de pleurer. C’était la basse mer, de la voiture, on ne voyait que des bateaux couchés sur le flanc. La mer, on arrivait à peine à la deviner au loin. J’ai ravalé mes larmes et je t’ai promis que la prochaine fois qu’on viendrait la mer serait là. J’ai posé ma tête près de la tienne, j’ai fermé les yeux en priant pour qu’elle soit là devant nous avec ses reflets argentés. Quand j’ai ouvert les yeux, rien n’avait changé. J’ai compris que la partie était finie et qu’on avait perdu.
Il n’y a pas eu de prochaine fois. Tu es mort deux jours plus tard me laissant seule avec cette douleur qui me rongeait de l’intérieur. La maladie elle t’avait grignoté silencieusement puis avec force, à grands coups de mâchoires.
Ce matin, je suis arrivée à l’heure où les gens sont encore confinés chez eux ou alors partis au travail. Le vent insidieux s’infiltrait dans le moindre espace vide et le ciel n’était qu’une chape grise. Tout ce gris, je l’ai porté en moi comme un enfant. Il me remplissait et me tenait compagnie depuis ta mort. Sans toi, j’étais devenue une équilibriste maladroite sur le fil de la vie.
J’ai juste enfilé un blouson par-dessus mon vieux pull et relevé mon col. Mes cheveux dansaient devant mes yeux, emportés par le bruit singulier du vent comme une rumeur qui siffle aux oreilles. J’ai marché le long des quais, les mains fourrées dans mes poches. Si tu avais été là, j’aurais joint mes doigts aux tiens comme dans un écheveau de laine. Quelques goélands faisaient des allers retours entre le bitume et un bateau. Quand ils s’y posaient, ils observaient le moindre changement de leurs yeux vivaces.
J’ai croisé deux ou trois hommes qui doivent bosser sur les bateaux. L’un d’eux avait sorti une cigarette et protégeait, tant bien que mal, la flamme de son briquet de ses mains tavelées par le sel. Ils m’ont fait un salut de la tête. Ce signe que l’on fait même si on ne connait pas mais qui dégage une forme de respect. Arrivée au bout de la jetée, j’ai failli repartir, mes jambes se sont dérobées et puis j’ai pensé à toi très fort, à ma promesse. Des remous blanchâtres et écumeux se brisaient puis se reformaient au gré du courant. L’accomplir c’était aussi ma façon de pouvoir regarder devant moi à nouveau, essayer de me reconstruire petit bout par petit bout, recoller les fragments éparpillés. J’ai soulevé le couvercle de la boîte. Ma main caressait ces infimes particules de toi. J’ai respiré fort jusqu’ à en avoir mal. Le vent a commencé son travail en dispersant tes cendres qui volaient au-dessus de la mer. Un rayon de soleil est apparu comme pour t’accueillir. Tu avais vu la mer, tu pouvais t’en aller.
Pour P.
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