Par habitude, je ne lève pas les yeux. Je me contente de fixer
le bout de mes baskets et le bitume. Je m’ampute des bruits environnants : moteurs de voiture,
discussions, déchargement des camions de marchandises. Je me concentre pour ne plus
entendre que mon cœur et ma respiration. De mes bras, j’enveloppe
mes genoux pliés. Retour à la position fœtale et j’oublie la rue, je retrouve
un semblant de matrice. Au printemps ou
en été, je recherche un banc et je m’y
allonge quelques instants. Jamais trop longtemps de peur d’être délogée. Les
yeux fermés, la chaleur du soleil m’envahit peu à peu et gagne tout mon corps.
Pour un peu, j’oublierais qui je suis.
Son parfum et le refrain
qu’elle a chantonné m’ont fait lever les
yeux. A la vue de son manteau, j’ai su qu'il s'agissait d'une femme dont le corps n’avait rien à voir avec celui d’une jeune fille.
Une femme qui pourrait être la mère que je n’ai pas eue. Elle devait sûrement rentrer
chez elle, retrouver son mari et ses enfants.
Les embrasser avec amour. J’imaginais sa peau douce, son corps aux formes
épanouies et protectrices. Quand elle s’est retournée, je me
suis contractée. Des traits sévères dessinaient son visage. Elle m’a jaugée puis elle a sorti
de sa poche un mouchoir en boule. Sale. Elle l’a laissé tomber dans la coupelle où je
laisse toujours quelques centimes. J’ai regardé le mouchoir effectué sa
descente et son air satisfait. D’un coup sec, j’ai tiré sur la laisse. C’est le signal d’attaque que j’ai appris à Doy. Il a sorti les crocs, retenait un aboiement. Au lieu de partir, elle est restée là et a dit
en me toisant parasite de la société. Je ne sais pas ce qui m’a pris, j’ai failli lâcher la laisse pour que Doy lui
renvoie tout son orgueil, lui fasse ravaler son attitude de Madame-bien comme-il-le-faut. De que de droit me jugeait-elle? Je ne suis à la charge de personnes, je n'ai aucun compte à rendre à quiconque. Ma vie est ce qu'elle est, une vie où chaque journée la peur existe. Chaque matin, je me demande ce que je vais pouvoir manger et où dormir quand la nuit tombera. Mon chien s’est approché suffisamment d’elle et elle a déguerpi. Pas en chantonnant cette fois mais en criant que je l'avais menacé. Ni une ni deux, j'ai ramassé ma vie contenue dans un sac. Maintenant, il
ne me reste plus qu’à trouver un autre endroit avant que la police débarque. Je
ne veux pas avoir d’ennuis même si je n’ai plus rien. Sauf ma liberté.
Il s'agit de ma participation à l'atelier de Leiloona à partir de cette photo :
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10 commentaires:
Dur et digne. Merci, Clara.
je viens seulement de lire ton texte j'attendais d'avoir fait le mien. Waou, dur, dur. Mais comme le dit Anne digne.
@ Anne, Lucie : merci!
beau coup d'imagination dans ce texte... très vivant malgré sa noirceur
Moi j'aurais bien lâché le chien!
Antonio
A la première lecture, instinctivement j'ai imaginé que ton personnage était un homme ... Étonnant, hein, comme si le choix de cette vie ne pouvait pas appartenir à la gente féminine ...
Ton texte commençait de manière banale quand on connait l'univers des SDF avec des pensées positive malgré la tristesse puis soudain cela s'emballe avec un geste, je dis incongru mais il n'y a pas de mot pour le définir, et la rébellion, l'intervention du chien garant de la dignité des sans abris. Texte qui parait dur mais tellement réel.
A tantôt
@ 32 octobre : je ne sais pas écrire du gai...
@ Antonio : une possibilité en effet ...Merci de ta venue!
@ Leiloona : oui, ma réaction aurait été comme la tienne.
@ Lilou : merci de ton commentaire et de ta visite!
Ton texte est profond et j'aime la façon dont tu l'as traité. :D
Je suis touchée par ton texte, il sonne tellement vrai... Quelle solitude incroyable tu réussis à nous transmettre... Très imagé aussi...
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