jeudi 14 mai 2009

DERRIERE LES PORTES

Des portes de maison, des halls d’entrée d’immeuble, des fenêtres ou des baies vitrées. Chacun protège son intimité par des lourds voilages ou des stores opaques pour que le regard du passant ne puisse ni deviner le mobilier, ni la couleur des murs du salon ou tout simplement ce qu’on y fait…

Nathalie est impatiente. On est jeudi et comme tous les jeudis depuis trois mois, son amant va venir la rejoindre à midi. Une fois que son mari est parti au bureau et qu’elle a déposé ses enfants à l’école, elle se dépêche de rentrer chez elle.

Elle allume la radio, elle se fait couler un bain et s’y plonge en pensant combien c’est excitant ces rencontres, ces moments volés à sa vie ordinaire. Elle attend cette journée comme la récompense de la semaine, celle d’avoir bien joué son rôle d’épouse et de maman. Elle frissonne avec délice en repensant à la peur des premières fois. La peur que son mari ait pu se douter de quelque chose, que son infidélité se lise sur son visage ou qu’elle se trahisse par un geste, une remarque. Il avait fallu trouver une excuse pour ne pas être découverte. Prétendre aller à un club quelconque ? Trop risqué. Des visites à des amies ? Elle ne voulait pas les mettre dans la confidence. Pourquoi s’enquiquiner avec des mensonges tordus, après tout. Elle avait averti son entourage que désormais elle s’octroyait le jeudi pour elle. Pour faire ce que bon lui semblait, se reposer, lire, ou se promener et surtout qu’elle ne voulait pas être dérangée sous aucun prétexte. Elle l’avait dit, sans remord ou anxiété, d’une voix dont le timbre reflétait combien elle était sûre d’elle.

Après s’être enduit le corps de crème parfumée, elle s’habille rapidement. Elle rigole en se souvenant que pour le premier rendez-vous, elle avait longuement hésité sur le choix de sa tenue. Par crainte de donner l’impression d’être une femme frivole, facile et habituée à l’adultère.

Tout s’était passé si vite. Ils s’étaient rencontrés trois jours plus tôt à une exposition. Personne n’était disponible pour l’accompagner et elle s’y était rendue seule. Il n’y avait pas grand monde et les peintures lui rappelaient avec nostalgie le temps où elle peignait. Il était arrivé près d’elle et lui avait demandé si elle aimait le travail de l’artiste. Elle avait été troublée par son regard soutenu, flatteur, montrant combien il avait envie d’elle. Ca faisait tellement longtemps qu’on ne l’avait pas regardé de la sorte. Alors, elle lui avait murmuré son adresse en rajoutant« je vous attends jeudi à midi ». En sortant, elle regrettait ce geste un peu fou, irraisonné, qu’est ce qui lui était passé par la tête ?

Ce premier jeudi, à partir de onze heures, elle trépignait sur place, se demandant s’il allait venir ou non, partagée entre la soif de l’inconnu et l’appréhension. Elle avait dû vérifier au moins une vingtaine de fois son maquillage et sa coiffure, puis elle avait inspecté, encore et encore, le lit conjugal, tapotant les oreillers ou décalant légèrement le plaid. L’angoisse la gagnait au fur et à mesure que midi approchait. Plus le temps passait, et plus son estomac se nouait de trac et d’empressement. L’empressement d’y être et que ça se soit enfin fait, qu’on n’en parle plus. Assise sur le canapé, elle se triturait ses doigts s’empêchant de se ronger les ongles en se répétant tous bas « tout ira bien ». Cette phrase, elle se l’était déjà dite, il y a plus de vingt ans alors qu'elle s’était offerte à son premier petit ami. Quand la sonnette avait retenti brièvement, elle avait senti son cœur battre à toute allure, ses jambes qui se dérobaient et elle avait expiré longuement avant d’ouvrir la porte. Il était là, souriant, l’air détendu. Juste un « bonjour » et il l’avait déshabillé, lentement. Elle avait fermé les yeux et s’était laissé faire, s’abandonnant sans aucune retenue dans ses bras. Pas de paroles ou de questions, seulement de l’amour charnel, physique. Puis, il lui avait dit « je reviendrais jeudi à la même heure ». Elle n’avait pas su dire non.

Elle s’était étonnée de voir combien c’était facile de mentir, de tromper son mari avec un inconnu sans avoir mauvaise conscience. Elle y avait pris tellement de plaisir qu’elle ne voyait pas pourquoi elle s’en priverait désormais. Sous les mains et les caresses de son amant, elle se sentait renaître, redevenir une femme désirable, sensuelle. Ses amies enviaient sa mine resplendissante de bonheur, de joie de vivre et son mari la trouvait plus enthousiaste, plus belle encore qu’auparavant. Elle savait qu’un jour tout ça prendrait fin, qu’il ne viendrait plus pour une raison ou pour une autre. C’était un bel homme qui trouverait un jour une autre conquête, une autre femme plus jeune ou plus séduisante. Alors, elle était bien décidée à profiter de tous ces jeudis sans aucune culpabilité. Midi moins dix, on sonne. Elle ouvre la porte avec toujours la même fébrilité….

Il est là juste derrière la porte, tenant à la main une sacoche en cuir vieilli à la main comme d’habitude. Nathalie lui sourit et se dirige vers la chambre. Elle n’entend pas ses pas qui la suivent dans son chemin. Etonnée, elle se retourne. Il n’est plus dans le vestibule mais dans le salon.

-Si tu préfères qu’on le fasse ici, dit-elle en s’approchant de lui.

Son corps entier brûle de désir. Sa sacoche posée sur la table basse, il se tient debout près du canapé. Nathalie s’avance vers lui, son cœur bat très vite comme s’il allait sortir de sa poitrine. Elle se colle contre lui et tendrement, elle commence à passer sa main derrière sa nuque. Elle veut sentir ses doigts se promener dans ses cheveux épais. Elle ferme les yeux, respirant et s’enivrant de son odeur. Elle tend son visage vers le sien, à la recherche de sa bouche charnue. Il détourne la tête et se dégage de son emprise en douceur.

-Qu’est ce qui se passe ? lui demande-t-elle.
-Nathalie, c’est moi… c’est Hugo.
Surprise, elle recule. Son corps s’est brusquement raidi, elle ne comprend pas.

-Non, tais-toi. On ne doit rien connaître l’un de l’autre.
Il ouvre sa sacoche. Nathalie sent une angoisse, un malaise indescriptible s’emparer d’elle.

-Allez, Nathalie, vous allez vous allonger, d’accord ?
- Mais qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?

Il ne répond pas.
C’est pourtant bien lui, son visage, son parfum. Elle ne peut pas se tromper. Sa tête se met à bourdonner, le sang martèle ses tempes. Et si c’était en fait un malade, un détraqué quelconque. Prise de panique, elle se réfugie derrière un fauteuil, elle tremble tant elle a peur. Elle crie de toutes ses forces :
-Sortez de chez moi, tout de suite ! Allez-vous en ou j’appelle la police !
-Allons Nathalie, calmez-vous.

Elle pleure en répétant « partez, laissez –moi ». Il la trouve en position fœtale, et son corps est secoué de spasmes. Il veut l’aider à se relever mais elle se débat et hurle tant qu’elle peut.

-Vous ne me laissez pas le choix, lui dit-il.

Nathalie voit une seringue dans sa main, elle secoue la tête et continue de s’agiter.
Fermement, il la tient. A bout, elle se laisse alors faire. Il remonte la manche de son chemisier et l’aiguille s’enfonce dans sa veine bleutée. Elle regarde la seringue se vider lentement puis le bout de coton qu’il applique.

- Je vais vous conduire dans votre chambre. Vous allez vous reposer.

Nathalie ne dit plus rien, le visage figé, les yeux hagards, elle titube. Il l’aide à faire les quelques mètres qui les séparent de la chambre puis il l’allonge sur le lit.
-Je vais rester auprès de vous le temps que vous vous endormiez. J’appellerai ce soir votre mari…

Il s’éclaircit la voix et poursuit :
-Nathalie, le traitement ne semble pas vous apporter d’amélioration, j’ai bien peur que nous devions vous hospitalisez. Vous comprenez ? C’est pour votre bien. En trois mois, vous auriez dû sortir de ce monde imaginaire que vous vous êtes créé, mais il semble que vous n’arrivez toujours pas à reprendre pied avec la réalité. Je vous ai administré en plus un calmant pour vous détendre.

Les yeux fixés sur un point imaginaire au plafond, Nathalie essaie de mettre de l’ordre dans sa tête mais tout est tellement flou et si bizarre : les rendez-vous du jeudi avec son amant, leurs étreintes passionnelles…Tout cela n’est donc pas réel mais imaginaire. Il a dit qu’il s’appelait Hugo, le même prénom que le psychiatre qui la suit. Un bref instant, son esprit s’éclaircit. Elle se souvient par bribes : ses trous de mémoire, son indifférence soudaine pour son mari et ses enfants, ses journées passées devant la fenêtre à attendre, son incapacité à vivre et cette folie douce qui s’était installée insidieusement. En quelques mois, elle s’était réfugiée dans des histoires, dans un univers bien à elle.

Nathalie se sent fatiguée tout d’un coup.

Il est là, prêt à partir. Elle le voit s’éloigner et avant de tomber dans un sommeil lourd, elle murmure :
-A jeudi, docteur.